Il s'agit de poser à plat toute pensée qui traîne dans la tête, moins pour ne pas en perdre une miette plutôt que pour s'en débarrasser, et laisser l'oubli blanchir la mémoire, pour qu'un commencement soit possible.

UNE CACHETTE

21-04-2008

On joue tous un rôle. On se cache derrière un masque, une image que l’on cherche à donner de soi ; image en adéquation avec une place dans un système, notre place, celle qu’on pense nous avoir attribué. Jean Duvignaud le montre clairement dans Spectacle et Société[1]. C’est tout un travail que de la décoller. Mais c’est un travail qui compte. Capital. Car cette couverture recouvre notre singularité. Et la seule chose à trouver, c’est bien elle.

Chacun transporte avec lui sa petite cachette personnelle. (Elle se matérialise à travers la collection de cartes contenues dans nos portefeuilles, généralement rangés dans la poche intérieure d’un blouson, la poche arrière d’un jean ou encore au fond à droite d’un sac à main.). Notre état-civil s’est infiltré en nous, il a fini par nous constituer, remplaçant notre singularité qui reste subtile.

Il faut que l’architecture remplace cette petite cachette que nous portons en nous, qu’elle prenne le relais, qu’elle nous en libère en la matérialisant en dehors de nous. Penser l’architecture en terme de cachette, non pas pour développer un individualisme idiot, mais pour provoquer l’éveil des singularités (celles dont parle Guattari[2]), pour nous soulager de ce rôle que nous jouons et rejouons en société. Faire de l’architecture une cachette, c’est fabriquer un cadre qui contienne un temps libéré de celui que nous vivons en société. C’est fabriquer un temps libre, qui dénoue les langues, les corps et les esprits.

C’est ce temps qui permet d’asseoir sa singularité, qui doit même provoquer son développement, dans un processus actif. Et ce à l’échelle de l’individu comme du groupe. Provoquer, c’est de ça qu’il s’agit. Ce terme ne veut pas dire faire violence. Il n’a aucune connotation subversive. Simplement il rappelle à l’ordre cet être-artiste qui se trouve en chacun mais qui bien souvent sommeille. L’architecture fabrique ce temps, propice à l’émergence d’une initialité. Cette nouveauté ne peut surgir que de l’indéfini, du non reconnaissable. Le temps qui trouve sa qualité à travers le vide que l’architecture offre à habiter se doit d’être flou. Comme une sorte de substrat immatériel dans lequel se développent nos pensées et nous-même.

Ce qui ne veut pas dire que ce vide n’a pas de forme. Mais plutôt que sa forme ne correspond à aucune de nos catégories préexistantes (ni abstrait, ni figuratif). L’objet qu’il « représente » est vu à la fois pour lui-même et pour ce que l’on y « reconnaît ». Mais cette reconnaissance n’est pas franche.
Elle n’est pas de l’ordre de l’établissement d’un rapport avec une classe ou une famille d’objet.
Cette « reconnaissance » se renouvelle en permanence. C’est une vraie création. Un nouveau rapport est établi à chaque regard.


La nature de l’espace qu’offre l’architecture devrait être de cet ordre. Le vide qu’on habite devrait véhiculer cette part d’inconnu, qui seule permet l’émergence d’une initialité, qui est une solution à d’élaboration des processus de construction de singularités. Est-ce à dire qu’il faille une architecture floue (au sens d’informe) ? Ne peut-on créer un vide informe à habiter, à vivre qu’à condition d’effacer les contours de la forme architecturale ? La fragmentation (des contours, des délimitations) peut-elle être considérée comme une forme de flou architectural ?



[1] DUVIGNAUD Jean, Spectacle et Société,Denoël, 1970.

[2] GUATTARI Félix, Les trois écologies, Gallilée, juin 1989.